Dans le musée d'Ulmer, un petit mais intéressant musée de la ville d'Ulm dans le Bade-Wurtemberg, il y a une petite sculpture de 30 centimètres de haut d'une importance anthropologique exceptionnelle. Et sa beauté est extraordinaire.
Sculpté dans une défense de mammouth, on considère aujourd'hui qu'elle a été réalisée il y a près de 35.000 ans, soit quelques milliers d'années avant les peintures de la grotte de Chauvet et au moins 15.000 ans avant celles de Lascaux. Rendez-vous sur place pour le découvrir. Je vous assure que cette œuvre d'art est aussi captivante que Mona Lisa de Leonardo da Vinci. Et si vous y allez, vous vous retrouverez certainement seul devant cette sculpture. Cette expérience va vous bouleverser.
Cette sculpture était sans doute un objet de rituel essentiel pour la communauté de l'Homo Sapiens qui vivait dans la région d'Ulm. Cet objet est unique par ce qu'il représente une figure avec un corps humain et une tête de lion, raison pour laquelle il a été appelé « Löwenmensch » depuis que les centaines de pièces d'ivoire découvertes en 1939 dans la grotte appelée « Hohlenstein » ont été assemblées à la fin des années 1970.
« Löwenmensch » est la plus ancienne preuve qui nous est venue de l'existence, il y a plus de 35.000 ans, d'une nécessité de l'Homo Sapiens de représenter une créature qui n'existe pas, une créature qui ouvre à l'invisible, aux paysages intérieurs magiques de ces hommes et femmes. C'est un objet dont l'utilisation dans les rituels donnait accès à l'au-delà de la mort. C'était une sorte de protection symbolique contre la violence qui menaçait la communauté.
Cet objet, et c'est très important, a été sculpté dans l'ivoire du plus grand animal de l'époque, le mammouth, et représente la tête du plus dangereux et féroce pour les hommes, le lion.
Cette communauté, qui luttait quotidiennement pour sa survie, a jugé nécessaire de confier à l'un de ses membres la responsabilité de consacrer son temps à la sculpture de cet objet.
La qualité unique du « Löwenmensch » ne laisse aucun doute : génération après génération, un homme du groupe a développé un savoir-faire supérieur, une pratique que l'on pourrait qualifier aujourd'hui d'artistique. En d'autres termes, un membre du groupe avait pour fonction de créer pendant plusieurs mois une statue par laquelle la communauté communiquait avec les esprits des ancêtres, avec les esprits de la nature, avec les âmes des animaux.
De récentes découvertes archéologiques ont mis au jour des flûtes fabriquées à partir d'ossements d'oiseaux et de prédateurs. On suppose donc aujourd'hui que les rituels associés à la « présentation » d’ « l’homme- Lion » étaient accompagnés de musique et de danse. Elles se sont produites probablement au fond d'une grotte, dans un endroit éloigné, spécialement dédié par la communauté à des rituels qui se déroulaient autrefois autour d'un feu.
---
Vous êtes nombreux à connaître l'opéra La Vestale créé en 1807 à Paris par Gaspare Spontini, qui avait alors l'ambition d'évoquer la grandeur spirituelle de l'Empire napoléonien en faisant référence à l'époque romaine, opéra que Maria Callas, dans le rôle de Julia et dans une mise en scène de Luchino Visconti, a interprété à La Scala en 1954. Ce qui nous importe ici, c'est moins l'histoire d'amour interdite, mais la présence du feu dans le temple.
Vesta était la déesse romaine du feu et la protectrice de la paix intérieure et communautaire. La fonction des vestales était d'assurer que le feu qui brûlait dans le temple ne s'éteignait jamais. Le temple de Vesta était au centre du Forum. Aucune statue ne représentait la déesse. Sa présence n'était visible que dans la flamme perpétuellement vive. Ce temple était la maison, le cœur de la ville et de l'empire. On considérait alors que le destin de l'Etat romain était lié à la présence permanente de cette flamme. Les jeunes femmes qui veillaient sur ce feu, des vierges qui renonçaient à l'amour, étaient très respectées par tous les segments de la population. Sous la tutelle de la prêtresse de la déesse Vesta, elles furent les protectrices du feu spirituel de Rome. A tel point que lorsque l'incendie s'éteignit malgré tous les soins apportés, il fut interprété comme une punition des dieux à laquelle il fallait répondre par la mort d'une vestale qui fut alors enterré vivante. Malgré le risque d'une mort aussi atroce, de nombreuses jeunes femmes de la noblesse romaine rêvaient de devenir les protectrices du feu de la ville.
Il s'agit d'un feu à la fois physique, très réel et spirituel sans lequel la ville craignait la pire des calamités : la guerre civile. La flamme du temple de Vesta, au cœur de la ville, possédait, comme vous pouvez le constater, une force symbolique et politique considérable.
---
Des dizaines de milliers d'années séparent le rituel dans lequel « Löwenmensch » occupait une place centrale, dans une grotte éloignée, autour d'un feu, et le culte rendu à Vesta dans la Rome impériale, une déesse qui n'apparaissait au citoyen que sous la forme d'une flamme protégée en permanence.
Le feu de l'Homo Sapiens de la grotte de Hohlenstein, le feu au centre du Forum romain et le feu spirituel qui doit animer tous les directeurs qui dirigent des théâtres, opéras, musées, bibliothèques publiques dans nos villes en 2019. Je vois un lien, une continuité, une aspiration permanente chez l'être humain à développer au sein de la communauté des lieux uniques qui sont censés apporter à ceux qui en font partie un accès à plus grand que soi, à une dimension spirituelle supérieure, à des fictions et à la connaissance sans laquelle une société se désintègre.
Nous avons le devoir de maintenir le feu spirituel vivant au cœur de nos villes. Chaque représentation signifie que la flamme reste vivante. Un artiste sur scène est à la fois le brillant artisan des mains duquel est né le « Löwenmensch » et une déesse romaine qui nourrit un feu si précieux pour les citoyens de l'Empire.
---
Dans les démocraties européennes libérales continentales, avec bien sûr des variations d'un pays à l'autre, les institutions culturelles publiques restent encore largement soutenues financièrement par l'Etat, la région, la ville, car dans l'esprit des citoyens ces institutions abritent de nombreuses flammes essentielles à la vie de la communauté. C'est le cas depuis des décennies. Est-ce que cela va durer ? Je n'en suis pas sûr. Cela dépend maintenant largement de nous, de notre capacité à faire comprendre aux citoyens qu'ils méritent en tant qu'êtres humains bien plus que ce que la télévision et les médias sociaux offrent. Mais nous devons aussi être conscients que la logique économique de l'époque tend à réduire l'engagement de l'investissement public et que ces feux dont je parle pourraient également être menacés sur ce front dans un avenir proche.
Nous ne devons jamais nous battre en choisissant la voie de la facilité. Ce combat doit être mené sans jamais oublier que nous avons une responsabilité morale, intellectuelle et artistique envers les citoyens, envers la polis au sens grec : c'est-à-dire une responsabilité politique.
Nous avons le devoir, en tant que directeurs ou conservateurs d'institutions publiques, de ne jamais oublier la dimension spirituelle de notre mission. J'appelle la dimension spirituelle ce qui brûle en chacun de nous et nous conduit à essayer de répondre aux questions fondamentales qui se posent à tout être humain.
Pour être à la hauteur de notre mission, il est essentiel d'ouvrir nos opéras et de développer des réseaux créatifs qui vont bien au-delà de l'opéra et qui se combinent dans un projet commun musées, bibliothèques et théâtres dans nos villes. C'est cette idée qui est au cœur du festival ARSMONDO à Strasbourg, Mulhouse et Colmar. Un festival annuel créé par Eva Kleinitz au début de son mandat à l'Opéra national du Rhin et un projet dont je suis maintenant responsable.
Nous avons besoin de ponts pour nous joindre aux feux existants dans nos villes afin de construire un avenir commun. Ça n'a jamais été aussi urgent.
Christian Longchamp